"Redéfinir l'information"
C'est une chronique que je publie aujourd'hui dans Les Echos.
Je continue mon combat pour une certaine idée de l'info...
Extrait
"S'il te plaît, dessine-moi une info…"
Si le Petit Prince revenait visiter notre société, il nous demanderait sûrement de lui dessiner cette "information", aussi
obscure dans sa définition que valorisée dans les discours.
Et l'on aurait autant de mal à la crayonner que son mouton. Car chacun y met ce qu'il veut. Pour les uns, c'est le JT de 20 heures qui donne "les infos" (alors qu'un JT c'est 1 400 mots, disait Bruno Masure, soit une colonne de quotidien)… Pour les autres, c'est un renseignement pratique : "file-moi l'info".
A l'origine, elle est judiciaire: on instruit une information contre quelqu'un (et on le fait plus ou moins bien si l'on en juge l'affaire d'Outreau…) Sa
théorie mathématique n'a pas bougé d'un bit depuis qu'elle fut formulée par son auteur Claude Shannon, en 1948: la quantité d'information dans un message est inversement proportionnelle à la probabilité d'apparition de ce message. « Le propre de l’information est de nous apporter un élément décisif et de nous surprendre. » dit fort justement Edgar Morin.
On la confond souvent avec la communication et c'est normal: donner une info, c'est aussi transmettre une intention, au grand dam des écoles de journalisme qui ne jurent que par l'objectivité. Pourtant, mettre en forme, c'est déjà prendre parti, évidemment. Pour les journalistes, l'info, c'est ce qui est dans le journal, CQFD. Ah bon? Y compris la pub et les petites annonces, alors?... Enfin, l'information a de plus en plus une acception biologique, avec le développement de la recherche sur les gênes et l'ADN.
Si l'on en croit les gourous autoproclamés des blogs, wikis et autres réseaux sociaux, l'information est même devenue une sorte de connaissance universelle, gratuite et collaborative. Fin du vieux système pyramidal où le savoir descendait d'en haut – église, savants, politiques, presse – vers le bas peuple. Voici la nouvelle ère circulaire de l'info par tous et pour tous. La république de l'information. Société, autoroutes, sommet mondial, tout s'y accole. Avec un petit air de fête high tech en prime puisque les nouvelles transmissions de l'information sont essentiellement numériques.
D'où la confusion grandissante entre le fond et la forme, caricaturée par le développement exponentiel des blogs.
Alors de quoi parle-t-on? Fait, renseignement, donnée, rumeur, opinion, événement, idée, pensée, savoir, connaissance? C'est quoi, une info? Et surtout, ça sert à quoi?
C'est en essayant de répondre le plus précisément possible à ces deux questions que l'on sortira de l'impasse conceptuelle et des débats stériles. Chacun d'entre nous devra pouvoir décider, en
connaissance de cause: ceci est de l'info, ceci n'est pas de l'info.
Premier élément : le contenu et sa valeur. La théorie économique de base - la valeur d’un bien dépend de sa rareté – ne va pas nous aider puisque l’information est par essence un bien dont la valeur croît en proportion de sa diffusion ; plus on partage l’information, plus elle se développe. Une information que personne ne connaît n’a pas de valeur, elle
n’existe pas: « S’il y a un bruit dans la forêt et qu’il n’y a personne dans la forêt, il n’y a pas de bruit. » dit Peter Drucker. Ou mieux: « Esse est percipi », exister, c'est être perçu, disait l'évêque Georges Berkeley en 1710.
Parfois, c'est l'inverse: disposer d’une information rare peut donner un avantage compétitif dans le business. La valeur de ce renseignement est forte, non par l’échange mais par l’usage que je vais en faire; je ne vais surtout pas le négocier, je vais l’utiliser en grand secret.
Quoi qu'il en soit, l’analyse par le prix de revient n’est pas applicable: la valeur ajoutée de l’information n’est pas dans son coût de reproduction (souvent voisin de zéro) ni dans sa valeur d’échange (puisque beaucoup d’infos sont gratuites) mais bien dans sa valeur d’usage : c’est ce que je vais faire avec cette information qui va déterminer sa valeur.
Ce qui est certain, c’est que l’économie mondiale, portée par les TIC, dématérialise un nombre croissant de biens et services. Elle incorpore donc une part de plus en plus importante d’information dans son PIB. Mais à l'instar de la théorie de Shannon, le nombre de bits d'un message est un indicateur insuffisant de sa qualité intellectuelle et de son utilité.
Bref, la valeur économique de l'information est réelle mais toujours aussi difficilement mesurable!
Deuxième élément : le cerveau, le processeur. N'oublions pas que ce cerveau est d'abord une formidable machine à oublier. Aucune information ou connaissance ne peut être tenue pour acquise. Nous sommes en situation permanente de concurrence cognitive (que nous reste-t-il de nos savoirs scolaires?). Tous les processus mentaux sont des mécanismes de sélection et d'élimination. Et lorsqu'on cherche une réponse à une question, on a tendance à s'accrocher à celle qui à la fois nous satisfait et nous demande le moins d'effort intellectuel (principe de pertinence). L'homme n'y peut rien, il est fait comme cela!
Alors, sur la base de ces deux éléments – un contenu à valeur réelle mais difficilement mesurable et un processeur imparfait - , voici mon essai d'une nouvelle définition :
"L’information est une forme de renseignement sur des faits ou des idées, issue d'un travail intellectuel méthodique repérable, portée à votre attention à un moment et dans des circonstances donnés, dont vous avez besoin ou que vous pensez être utile pour vous, dans votre vie, et dont le but est d'améliorer votre compréhension du monde et même pourquoi pas de vous rendre heureux."
Définition ambitieuse mais qui devrait nous permettre de faire le tri, notamment sur internet.
Conclusion: il n'y a pas d'info brute, il n'y a que de l'info raffinée. C'est un processus qui prend du temps, qui passe par des étapes obligatoires, bien connues des journalistes (validation, véracité, fiabilité, recoupement, etc.). Elle est tout sauf un hasard de la pensée. Elle n'a rien à voir avec la rumeur ou l'opinion, rien à voir avec l'outil qui la produit. Elle a besoin d'un peu de temps pour prendre forme et de recul pour exister. Elle n'est pas temps réel et ne le sera jamais. Elle est une vraie richesse de l'humanité, qu'il ne faut pas galvauder.
Voilà ce que j'aimerai savoir dessiner pour le Petit Prince…
C'est une chronique que je publie aujourd'hui dans Les Echos.
Je continue mon combat pour une certaine idée de l'info...
Extrait
"S'il te plaît, dessine-moi une info…"
Si le Petit Prince revenait visiter notre société, il nous demanderait sûrement de lui dessiner cette "information", aussi
obscure dans sa définition que valorisée dans les discours.
Et l'on aurait autant de mal à la crayonner que son mouton. Car chacun y met ce qu'il veut. Pour les uns, c'est le JT de 20 heures qui donne "les infos" (alors qu'un JT c'est 1 400 mots, disait Bruno Masure, soit une colonne de quotidien)… Pour les autres, c'est un renseignement pratique : "file-moi l'info".
Jean Baudrillard (1981): « Nous vivons dans un monde où il y a de plus en plus d’informations et de moins en moins de sens ». |
théorie mathématique n'a pas bougé d'un bit depuis qu'elle fut formulée par son auteur Claude Shannon, en 1948: la quantité d'information dans un message est inversement proportionnelle à la probabilité d'apparition de ce message. « Le propre de l’information est de nous apporter un élément décisif et de nous surprendre. » dit fort justement Edgar Morin.
On la confond souvent avec la communication et c'est normal: donner une info, c'est aussi transmettre une intention, au grand dam des écoles de journalisme qui ne jurent que par l'objectivité. Pourtant, mettre en forme, c'est déjà prendre parti, évidemment. Pour les journalistes, l'info, c'est ce qui est dans le journal, CQFD. Ah bon? Y compris la pub et les petites annonces, alors?... Enfin, l'information a de plus en plus une acception biologique, avec le développement de la recherche sur les gênes et l'ADN.
Si l'on en croit les gourous autoproclamés des blogs, wikis et autres réseaux sociaux, l'information est même devenue une sorte de connaissance universelle, gratuite et collaborative. Fin du vieux système pyramidal où le savoir descendait d'en haut – église, savants, politiques, presse – vers le bas peuple. Voici la nouvelle ère circulaire de l'info par tous et pour tous. La république de l'information. Société, autoroutes, sommet mondial, tout s'y accole. Avec un petit air de fête high tech en prime puisque les nouvelles transmissions de l'information sont essentiellement numériques.
D'où la confusion grandissante entre le fond et la forme, caricaturée par le développement exponentiel des blogs.
Alors de quoi parle-t-on? Fait, renseignement, donnée, rumeur, opinion, événement, idée, pensée, savoir, connaissance? C'est quoi, une info? Et surtout, ça sert à quoi?
C'est en essayant de répondre le plus précisément possible à ces deux questions que l'on sortira de l'impasse conceptuelle et des débats stériles. Chacun d'entre nous devra pouvoir décider, en
connaissance de cause: ceci est de l'info, ceci n'est pas de l'info.
Premier élément : le contenu et sa valeur. La théorie économique de base - la valeur d’un bien dépend de sa rareté – ne va pas nous aider puisque l’information est par essence un bien dont la valeur croît en proportion de sa diffusion ; plus on partage l’information, plus elle se développe. Une information que personne ne connaît n’a pas de valeur, elle
n’existe pas: « S’il y a un bruit dans la forêt et qu’il n’y a personne dans la forêt, il n’y a pas de bruit. » dit Peter Drucker. Ou mieux: « Esse est percipi », exister, c'est être perçu, disait l'évêque Georges Berkeley en 1710.
Parfois, c'est l'inverse: disposer d’une information rare peut donner un avantage compétitif dans le business. La valeur de ce renseignement est forte, non par l’échange mais par l’usage que je vais en faire; je ne vais surtout pas le négocier, je vais l’utiliser en grand secret.
Quoi qu'il en soit, l’analyse par le prix de revient n’est pas applicable: la valeur ajoutée de l’information n’est pas dans son coût de reproduction (souvent voisin de zéro) ni dans sa valeur d’échange (puisque beaucoup d’infos sont gratuites) mais bien dans sa valeur d’usage : c’est ce que je vais faire avec cette information qui va déterminer sa valeur.
Ce qui est certain, c’est que l’économie mondiale, portée par les TIC, dématérialise un nombre croissant de biens et services. Elle incorpore donc une part de plus en plus importante d’information dans son PIB. Mais à l'instar de la théorie de Shannon, le nombre de bits d'un message est un indicateur insuffisant de sa qualité intellectuelle et de son utilité.
Bref, la valeur économique de l'information est réelle mais toujours aussi difficilement mesurable!
Deuxième élément : le cerveau, le processeur. N'oublions pas que ce cerveau est d'abord une formidable machine à oublier. Aucune information ou connaissance ne peut être tenue pour acquise. Nous sommes en situation permanente de concurrence cognitive (que nous reste-t-il de nos savoirs scolaires?). Tous les processus mentaux sont des mécanismes de sélection et d'élimination. Et lorsqu'on cherche une réponse à une question, on a tendance à s'accrocher à celle qui à la fois nous satisfait et nous demande le moins d'effort intellectuel (principe de pertinence). L'homme n'y peut rien, il est fait comme cela!
Alors, sur la base de ces deux éléments – un contenu à valeur réelle mais difficilement mesurable et un processeur imparfait - , voici mon essai d'une nouvelle définition :
"L’information est une forme de renseignement sur des faits ou des idées, issue d'un travail intellectuel méthodique repérable, portée à votre attention à un moment et dans des circonstances donnés, dont vous avez besoin ou que vous pensez être utile pour vous, dans votre vie, et dont le but est d'améliorer votre compréhension du monde et même pourquoi pas de vous rendre heureux."
Définition ambitieuse mais qui devrait nous permettre de faire le tri, notamment sur internet.
Conclusion: il n'y a pas d'info brute, il n'y a que de l'info raffinée. C'est un processus qui prend du temps, qui passe par des étapes obligatoires, bien connues des journalistes (validation, véracité, fiabilité, recoupement, etc.). Elle est tout sauf un hasard de la pensée. Elle n'a rien à voir avec la rumeur ou l'opinion, rien à voir avec l'outil qui la produit. Elle a besoin d'un peu de temps pour prendre forme et de recul pour exister. Elle n'est pas temps réel et ne le sera jamais. Elle est une vraie richesse de l'humanité, qu'il ne faut pas galvauder.
Voilà ce que j'aimerai savoir dessiner pour le Petit Prince…
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