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Le cerveau? Une machine à oublier! Entretien avec le cogniticien Jean-Gabriel Ganascia

Jeangabrielganascia_1Jean-Gabriel Ganascia est chercheur, professeur à l’université Pierre et Marie CURIE, Paris VI, spécialiste de l’intelligence artificielle et des sciences cognitives.
Plus on fait de l’ordinateur et de l’internet, plus on risque de perdre la mémoire, parce que l’on ne fait plus d’effort de mémorisation…
Jean-Gabriel Ganascia - Il faudrait lever une ambiguïté : ce n’est pas le cerveau, cet organe qui est dans la tête, qui est transformé, c’est l’esprit.
Le cerveau sera peut-être touché un jour…
Jean-Gabriel Ganascia – En effet, avec les nanotechnologies, on risque de greffer dans le cerveau un certain nombre de puces, ce que l’on commence à faire, par exemple, avec les implants cochléaires ou les rétines artificielles.  Mais pour l’instant, il s’agit vraiment de notre esprit, de notre mémoire.De la même façon que le calcul mental est en perdition, on peut craindre que notre mémoire soit transformée.  La perdra-t-on vraiment ? Je n’en suis pas certain.
Dans l’histoire, sont intervenues des transformations majeures qui ont transformé notre mémoire. L’apparition de l’écrit, de l’imprimé ensuite a fait que, chaque fois, notre mémoire s’est un peu transformée. Et il en va de même aujourd’hui avec les nouvelles technologies de l’information.





Mais c’est très bien d’être sur l’ordinateur, sur internet, avec de
nombreuses informations qui vont exciter notre cerveau, qui vont nous
dynamiser..

Jean-Gabriel Ganascia - Tout à fait. Cela va dans les deux sens.
Notre plus grand ennemi, c’est nous-mêmes et notre paresse risque de
faire que nous ne mémoriserons plus rien en nous disant : « Tout est là
».
D’un autre côté, les technologies actuelles nous permettent de décupler
nos capacités ; par exemple, de lire d’une façon nouvelle en
rapprochant tel passage de tel autre beaucoup plus facilement ;
éventuellement même, d’avoir des techniques qui vont nous permettre de
regarder des choses différentes.
Nous travaillons, par exemple, avec des spécialistes de critiques
littéraires, sur les brouillons d’auteurs. Nous pouvons faire des
comparaisons de brouillons d’auteurs qui nous permettent de repérer
très finement les transformations d’une version à l’autre et, donc, de
voir quelles sont les phases de réécriture.
Vous pourriez nous donner une idée de ce processus de création, de correction, de modification ? L’avez-vous modélisé ?
Jean-Gabriel Ganascia - C’est exactement ce que nous faisons en ce moment dans notre laboratoire avec un logiciel qui s’appelle MEDITE.
Il crée du texte et il le corrige ?
Jean-Gabriel Ganascia - Non, il ne crée pas du texte, il essaye
de modéliser les phases de réécriture, pas pour faire un rédacteur
artificiel, mais pour nous aider à comprendre, pour lire mieux, pour être plus
intelligent dans notre compréhension des phénomènes d’écriture.
Ces jeunes qui zappent en permanence d’une image à l’autre, d’un son
à l’autre: avez-vous une vision plutôt optimiste ou plutôt pessimiste
sur ce réflexe zapping ?

Jean-Gabriel Ganascia - A la fois optimiste et pessimiste.
Pessimiste, parce que l’on peut craindre qu’on ne se concentre plus et
que ce soit du papillonnage généralisé ; optimiste, car, pour certains,
c’est la possibilité d’avoir une lecture, non plus contrainte par la
linéarité du papier, non plus contrainte par la linéarité du texte,
mais une lecture qui va pouvoir mettre en rapport des éléments
extrêmement différents.
On pense, par exemple, à l’exégèse des textes anciens, qui se faisait
par cette mise en rapport, qui était extrêmement longue et qui faisait
que les personnes devaient avoir tout dans la tête. Peut-être peut-on,
là, avoir peu de chose dans la tête, mais des choses côte à côte.
Et les comparer sur ordinateur.
Jean-Gabriel Ganascia - L’ordinateur, c’est comme la langue.
Comme le disait Esope, c’est la meilleure et la pire des choses. C’est
favoriser notre démon intérieur, notre paresse ; c’est aussi accroître
nos capacités et notre intelligence.
Faites-vous une différence entre lire un livre, lire un journal papier, lire des informations à l’écran ou sur le web ?
Jean-Gabriel Ganascia - Il existe plusieurs modes de lecture :
la lecture d’un roman sur une plage, la lecture savante dans un
cabinet, la lecture professionnelle que nous faisons tous les jours, ce
n’est pas la même chose. Surtout, les outils que nous utiliserons
seront différents pour ces différents types de lecture.
En particulier, pour la plage, le livre demeure tout à fait approprié. Il faut faire en sorte que les modes de lecture savante ou professionnelle soient aussi agréables que la lecture loisir.
Peut-on faire une comparaison entre le stockage informatique et le
stockage de notre cerveau ? Cela fonctionne-t-il de la même façon ? Je
crois avoir lu quelque part que la capacité du cerveau était de 2
gigaoctets. Est-ce complètement farfelu de dire cela ?

Jean-Gabriel Ganascia - Je crois que c’est complètement farfelu.
La grande erreur, c’est de confondre mémoire et mémoire. On a appelé le
dispositif de stockage d’informations, dans nos machines, des mémoires.
C’est tout à fait abusif.  Nous avons, dans notre tête, un certain
nombre de choses, mais ce ne sont pas des bits d’informations. Une
mémoire, au sens psychologique, ce sont les processus de réminiscence
et les processus d’oubli. Or, la chose la plus difficile à faire dans
une machine, c’est l’oubli. L’apprentissage, c’est de la
généralisation, c’est-à-dire de l’oubli intelligent.
Le cerveau, c’est une machine à oublier ? C’est cela ?
Jean-Gabriel Ganascia - Exactement.
Vous parlez souvent, dans vos écrits, dans vos interventions, d’une
éventuelle domination par une pseudo machine humaine. Et là on commence
à avoir très peur. Vous pensez vraiment que l’on pourrait être
totalement soumis à nos outils ?

Jean-Gabriel Ganascia - Non. Peut-être les choses
changeront-elles le jour où l’on fera des ordinateurs biologiques, sur
des principes physiques différents.
Aujourd'hui, les technologies font que nous ne pouvons pas imaginer des ordinateurs qui prennent le pouvoir sur nous.
D’autant que nous pouvons les débrancher.
Jean-Gabriel Ganascia - Il suffit en effet de les débrancher. En
revanche, ce que nous pouvons craindre, c’est que l’emprise des
technologies dans la société contemporaine fasse qu’une panne de ces
machines ou qu’une malveillance sur des machines entraîne des désordres
sociaux considérables. Que va-t-il se passer si l’ordinateur de
l’assurance maladie s’arrête ? Vous imaginez la révolution.
Vous animez une équipe de chercheurs qui s’appelle ACASA, vous
travaillez sur l’apprentissage, l’acquisition de connaissances, les
processus de découverte scientifique, etc., et vous avez de nombreux
exemples d’applications, la composition musicale, la phonologie du
chinois. Où en êtes-vous?

Jean-Gabriel Ganascia - Ce qui nous intéresse, en intelligence
artificielle, c’est de modéliser le plus finement les capacités
intellectuelles humaines, à la fois reproduire les choses simples, la
déduction, aller jusqu’à l’apprentissage et, pourquoi pas, essayer de
comprendre les processus, d’abord de découverte scientifique, puis les
processus créatifs. Vous allez me dire : « Vous n’allez pas redécouvrir
ou recomposer la 5ème symphonie ? ». Non, bien sûr.
Et un ordinateur faisant de la poésie ?
Jean-Gabriel Ganascia - Ce que nous pouvons faire, ce sont des
créativités minimales, par exemple, nous demander comment nous pouvons
faire pour reconstituer une ligne de basses qui est une improvisation
dans un trio rythmique. C’est ce que nous avons fait.
Et ce qui m’intéresse à ce moment-là, c’est que le modèle de créativité
est un modèle qui est construit sur cette notion de mémoire, mémoire au
sens je l’ai dit tout à l’heure, à savoir qu’il s’agit de reprendre des
éléments anciens - comment l’imagination fonctionne, avec des bribes de
nos souvenirs - et les recomposer.
(Extrait son interview sur BFM)

Commentaires

  1. Cela me rappelle une émission récente parlant de l'histoire : on n'enseigne plus l'histoire par les dates et le systéme médiatique, nous fait vivre dans une sorte de Présent qui fait nous fait oublier. Il y a certainement une réflexion a mener sur le sujet car il y va aussi du bon fonctionnement de la démocratie ...
    Remarque, cette cituation arrange bien nos politiciens et nos publicitaires, enfin ceux qui sont aujourd'hui au pouvoir ...

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  2. Souvenons nous simplement qu'au moyen age, les "étudiants" étaient en mesure de redire pra coeur le cours qu'il venait d'entendre..et l'imprimerie est venue...avec la libérattion dans les cerveaux de nouvelles capacités conceptuelles et créatrices que la disposition "mémoire" encombrait...et depuis ça continue. Lire le bon topo de Michel Serres sur le sujet et la parabole de Saint Denis...la nouvelle capacité des enfants à des raisonnements "topologiues" n'est pas étrangére aux jeux videos...et bien d'autres. Sujet à la fois passionnant, difficile. Et sujet à controverse.

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  3. > Richard D: encore aujourd'hui, dans certaines traditions religieuses, par exemple la barmitsva, il faut apprendre par coeur des dizaines de pages...
    J'aime bien Michel Serres quand il dit: "Savez-vous quelle est la différence entre la science et la technologie? La science c'est ce que les parents apprennent à leurs enfants et la technologie c'est ce que les enfants apprennent à leurs parents."
    Et à part çà, Richard D., le knowledge management, ça existe vraiment, depuis le temps qu'on en parle? :-)
    >laurent: de toute façon, on oublie très vite tout ce qu'on a appris à l'école!

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  4. > Richard D: pour les néophytes, peux-tu nous orienter un peu mieux sur :
    - le topo de Michel Serres
    - la parobole de Saint-Denis
    - le rapport entre jeux vidéo et capacités topologiques?
    Merci d'avance

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  5. Itone> je t'ai mis un mail. Et on se parle asap. le sujet est trop vaste pour un post.
    Luc > j'essaye de changer le mot KM depuis 8 ans ;-)...mais en dehors de ça, la transformation compétitive des entreprises par les connaissances et l'éfficacité collective ça marché trés trés bien pour les entreprises et organisations qui s'y engagent.

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